L’excessive politisation du juge constitutionnel français
Le 19 février dernier, le Parlement français a approuvé les propositions du président de la République et des présidents des deux assemblées (Assemblée nationale et Sénat) pour le renouvellement triennal de trois membres du Conseil constitutionnel (art. 56 de la Constitution de 1958). Comme à chaque vague de nominations, les juristes français se sont émus, en vain, de la politisation excessive d’une institution chargée, à titre principal, d’examiner la conformité des lois à la Constitution, dans le cadre d’un contrôle a priori (art. 61) et, depuis 2010, a posteriori (art. 61-1). Les trois nouveaux membres ont en effet récemment exercé des fonctions politiques, à l’instar du président sortant du Conseil, M. Laurent Fabius, qui était ministre au moment de sa nomination en 2016, et qui avait par ailleurs été plusieurs fois membre du Gouvernement, président de l’Assemblée nationale (1997-2000) et même Premier ministre (1984-1986).
Le Conseil constitutionnel français est composé de neuf membres nommés (trois par le président de la République, trois par le président de l’Assemblée nationale, trois par le président du Sénat) et de membres de droit (les anciens présidents de la République, qui sont membres à vie. MM. Sarkozy et Hollande ont fait le choix de ne pas siéger).
Concernant les membres nommés, le choix des autorités de nomination était initialement discrétionnaire. Ce caractère discrétionnaire était aggravé par le fait qu’il n’existe aucune condition pour être éligible aux fonctions de membre du Conseil constitutionnel. De plus, les décisions de nomination ne peuvent faire l’objet d’aucun recours : le Conseil d’État leur a conféré une immunité contentieuse par une décision Mme Ba du 9 avril 1999.
Afin d’encadrer ce pouvoir, la Constitution a été modifiée en 2008 pour associer les assemblées parlementaires à la procédure de nomination. Désormais, après une audition publique par la commission des lois de l’Assemblée nationale et/ou du Sénat, la nomination du candidat proposé peut être refusée à la majorité des 3/5e des suffrages exprimés. Très difficile à atteindre, cette majorité n’a jamais été obtenue, même pour des candidatures vivement contestées. Le 19 février dernier, à l’issue de ses auditions, M. Richard Ferrand, dont la nomination était proposée par M. Macron, a obtenu une majorité de voix contre sa nomination (58 voix sur 97 votants), sans que celle-ci suffise pour faire échec à sa désignation (59 voix étaient nécessaires). M. Ferrand a ainsi pu être nommé le 20 février, alors que seuls 39 parlementaires étaient favorables à sa nomination… On observera en passant qu’à l’Assemblée nationale, les 16 députés du Rassemblement national (RN) avaient décidé de s’abstenir, alors que le groupe s’était pourtant déclaré hostile à la candidature de M. Ferrand. Le soupçon d’un « accord » (peut-être tacite) obtenu par l’extrême-droite se fait jour, alors que le Conseil constitutionnel doit se prononcer dans les semaines à venir sur un dossier qui pourrait, par ricochet, avoir des conséquences sur la candidature de Mme Le Pen à l’élection présidentielle de 2027 (celle-ci est incertaine en raison de la condamnation requise par le Parquet contre Mme Le Pen, dans l’affaire des assistants parlementaires du RN au Parlement européen, à une peine d’inéligibilité de 5 ans avec exécution provisoire, c’est-à-dire dès le prononcé du jugement).
Les critiques formulées sur la composition du Conseil constitutionnel sont monnaie courante. En 1959, déjà, le professeur Charles Eisenmann adressait au journal Le Monde une tribune (« Palindromes ou stupeur ? », 5 mars 1959) pour fustiger la composition de l’institution. « Le Conseil constitutionnel, écrivait-il alors, n’est que bien peu de chose […]. [Mais] en considération de l’apparence d’un rang éminent dont il a été revêtu, il aurait dû semble-t-il être formé du maximum possible d’hommes indiscutablement qualifiés par la nature de leurs fonctions antérieures, par des habitudes contractées avec elles de comportement intellectuel et moral ». S’il était « bien peu de chose » en 1958, le Conseil constitutionnel s’est émancipé du rôle étroit qu’avait conçu pour lui le constituant français. Mais la juridictionnalisation fonctionnelle de l’institution ne s’est pas accompagnée de sa juridictionnalisation organique et procédurale, qui s’avérait pourtant nécessaire.
Le Conseil constitutionnel, qui se présente volontiers comme une juridiction gardienne de l’État de droit, souffre d’abord du déficit de compétence technique d’une partie de ses membres. Certains d’entre eux ne sont pas juristes ; d’autres, même s’ils ont reçu une formation juridique, n’ont jamais été ou ne sont plus des professionnels du droit – discipline qu’ils ont abandonnée pour se consacrer (en général) à des fonctions politiques. Cette situation créé une forte dépendance des membres concernés à l’égard du service juridique du Conseil constitutionnel. Ce dernier est dirigé par le secrétaire général du Conseil constitutionnel – qui est la plupart du temps un membre du Conseil d’État voisin – et composé de quelques universitaires juristes et de juges qui assistent les membres (et notamment les rapporteurs) en préparant un dossier documentaire, une note et un projet de décision. S’il est vrai que la décision incombe, en dernier ressort, au collège des membres éclairé par le rapporteur, il est évident que l’assistance prodiguée par le service juridique pèse lourd lorsque celui-ci n’a pas de qualification juridique. Or, ce service juridique n’a aucune légitimité démocratique.
Mais il y a plus. Depuis 1958, l’immense majorité des conseillers constitutionnels français doivent leur nomination à leur proximité avec le pouvoir politique. Comme l’explique le professeur Benjamin Fargeaud dans un récent billet, « leur carrière est bien souvent étroitement mêlée à la sphère politique, qu’il s’agisse de l’exécutif ou de l’institution parlementaire » (« Y a-t-il des juristes au Conseil constitutionnel ? Une tentative en vue de dissiper un malentendu », Blog de Jus Politicum). Parmi les trois nouveaux membres, par exemple, M. Ferrand peut faire valoir dans son curriculum vitae (outre son amitié avec M. Macron) la présidence de l’Assemblée nationale entre 2018 et 2022. Mme Laurence Vichnievsky, candidate de la présidente de l’Assemblée nationale, est magistrate ; elle a également été députée de 2017 à 2024. M. Philippe Bas (le candidat du président du Sénat) est un ancien élève de l’École Nationale d’Administration, qui a exercé quelques années au Conseil d’État les fonctions de juge administratif. Mais il a surtout servi dans les cabinets ministériels, comme secrétaire général de la présidence de la République, puis comme ministre (2005-2007) et enfin comme sénateur (depuis 2011, où il s’est d’ailleurs illustré comme un excellent président de la commission des lois).
Cette proximité de la plupart des conseillers constitutionnels avec le monde politique pose trois problèmes principaux.
Cette accointance sème d’abord le doute quant à la capacité des membres du Conseil à s’approprier la culture de l’État de droit, dont le respect est au cœur de la justice en général, et de la justice constitutionnelle en particulier. Peuvent-ils, une fois nommés, se défaire de leur culture (très politique) de la raison d’État ? Le professeur Lauréline Fontaine évoque à cet égard leur « dépendance intellectuelle vis-à-vis de la chose politique » (La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Paris, Amsterdam, 2023, p. 78). Cette dernière ne continue-t-elle pas de les guider à titre principal lorsqu’ils se prononcent sur le respect des normes constitutionnelles par le législateur ?
Le deuxième problème concerne l’indépendance, qui est (ou devrait être) une vertu cardinale de tout juge. Lorsque nous préconisions une réforme de la Constitution pour contraindre les autorités de nomination à désigner au Conseil constitutionnel, au moins pour partie, des universitaires juristes, des juges ou des avocats (voir notre tribune dans Le Monde du 8 février 2025 : « Il serait opportun que le président de l’institution soit choisi parmi des juristes aguerris »), c’est d’abord en raison de leur expertise technique, mais ensuite (et surtout) du fait de leur indépendance d’esprit. L’indépendance des universitaires et des juges est constitutionnellement garantie. Ni les uns, ni les autres – pas plus que les avocats – n’ont à rendre de comptes au pouvoir politique sur la façon dont ils exercent leurs fonctions. L’indépendance est leur ethos. Ils la pratiquent quotidiennement. Elle est leur manière d’agir et de penser. En un mot, leur manière d’être. Les individus qui pratiquent l’art de conduire les affaires de l’État, c’est-à-dire la politique, sont au contraire placés en permanence dans des situations de dépendance qui limitent leur liberté de parole et d’action. Les membres du Gouvernement sont tenus par le principe de cohésion et de solidarité gouvernementales ; les parlementaires sont contraints par la discipline imposée par leur groupe d’appartenance ; la majorité parlementaire, quant à elle, doit fidélité à la politique gouvernementale et, à travers elle, à celle du président de la République. Quant aux membres des cabinets ministériels ou aux représentants de la haute administration, ils sont tenus par leur devoir de loyauté. Autant dire qu’ils ne sont guère familiers de l’indépendance, quoi qu’ait pu prétendre M. Ferrand lors de son audition par la commission des lois de l’Assemblée nationale.
Le dernier problème est lié au précédent, et il concerne l’impartialité qui est attendue de tout juge. Or, au Conseil constitutionnel, les cas sont fréquents où tel membre est conduit à se prononcer sur la conformité à la Constitution d’une loi adoptée par ses amis de la veille. Plus problématique encore, un membre peut être conduit à examiner, dans le cadre du contrôle a posteriori, la constitutionnalité́ de telle disposition législative qu’il a combattue ou, au contraire, qui a été adoptée de sa propre initiative ou à tout le moins avec son soutien (comme parlementaire ou comme membre du gouvernement). Comment écarter, dans ces conditions, le soupçon du possible conflit d’intérêts ? Comment ne pas considérer que le principe d’impartialité́ objective de l’institution n’est pas ébranlé ?
Des députés ont pris, le 7 février dernier, l’initiative d’une proposition de loi constitutionnelle visant (notamment) à encadrer la nomination des membres du Conseil constitutionnel, afin que trois des membres soient désignés parmi les « professeurs de droit des universités » et les « juges », que les anciens parlementaires et ministres ne puissent être nommés avant l’expiration d’un délai de dix ans suivant la fin de l’exercice de leurs mandats ou fonctions, et que le président de l’institution soit élu par ses pairs.
Cette proposition (perfectible) va dans le bon sens. Mais il y a fort à parier qu’elle n’aboutira pas : le pouvoir politique, que le Conseil constitutionnel contrôle, n’a en effet guère intérêt à ce que des règles viennent contraindre davantage sa liberté de nomination.